Sa vie de combats en faveur des démunis en avait fait l'une des figures les plus appréciées des Français. Mort lundi à l'âge de 94 ans, l'abbé Pierre, dont l'appel de l'hiver 1954 reproduit ici avait déclenché "l'insurrection de la bonté", n'a jamais cessé de s'attaquer au mal-logement et à la "maladie de l'indifférence". Toute sa vie, il a lutté. D'abord contre l'occupant nazi, puis contre la misère et les injustices.
Infatigable insurgé au service des plus pauvres et des mal-logés, l'abbé Pierre s'est éteint lundi matin à l'âge de 94 ans, à l'hôpital militaire du Val-de-Grâce à Paris. Jacques Chirac a décidé qu'un "hommage national" serait rendu au fondateur d'Emmaüs, dont les obsèques seront célébrées vendredi à 11h en la cathédrale Notre-Dame de Paris avant son inhumation à Esteville en Haute-Normandie.
"C'est la France entière qui est touchée au coeur", a réagi immédiatement le président de la République Jacques Chirac, qui s'est dit "bouleversé". Dans un communiqué, le chef de l'Etat estime que la France perd "une immense figure, une conscience, une incarnation de la bonté"."C'était une mort sereine, ça a été très beau", a rapporté son secrétaire personnel Laurent Desmard, qui a prié avec l'abbé au cours de ses dernières heures.
Jeudi, un premier hommage sera rendu à l'abbé Pierre au Palais omnisports de Paris-Bercy, à partir de 19h et "tout au long de la nuit si nécessaire", a annoncé Emmaüs France. "On va organiser les choses pour que les plus faibles, ceux pour lesquels il s'est battu, ne se trouvent pas évincés, mis à l'écart de ce moment-là", a promis son président Martin Hirsch, "dans l'ensemble de ses volontés, c'est la plus importante".
Après les obsèques à Notre-Dame, l'abbé Pierre sera inhumé, suivant son voeu, dans la plus stricte intimité à Esteville (Seine-Maritime). C'est en effet dans cette commune, où Emmaüs a géré une maison de retraite, que sont déjà enterrés la plupart des anciens fondateurs du mouvement, comme Lucie Coutaz, sa secrétaire qui l'a accompagné pendant quarante ans. L'abbé Pierre, qui avait rédigé un testament de 114 pages, a également demandé que la pèlerine qu'il portait lors de l'hiver 1954, qui lui avait été donnée par un pompier, soit confiée au musée des pompiers de Paris, a rapporté son biographe Bernard Violet.
Il laisse également une petite boîte enveloppée de papier bleu contenant un ostensoir bricolé, qui doit être envoyée au pape.
Le public pourra se recueillir, mercredi et jeudi, devant le cercueil de l'abbé Pierre dans la chapelle du Val-de-Grâce à Paris. Dès lundi, beaucoup d'anonymes étaient venus déposer des roses, et même un sac de couchage symbolique, devant l'hôpital militaire.Tous les groupes Emmaüs ouvriront des registres pour recueillir les témoignages des Français, a expliqué M. Hirsch, qui a fait part de "l'immense émotion" de la "famille Emmaüs". L'abbé Pierre "laisse une marque indélébile de bonté, d'espoir, de grandeur dans le coeur et l'esprit de toutes celles et de tous ceux qu'il a aidés", a-t-il affirmé. "Le meilleur hommage qu'on pourra rendre à l'abbé Pierre, c'est de continuer", a-t-il renchéri. De très nombreuses personnalités du monde associatif, religieux, syndical ou politique ont aussi salué la mémoire de celui qui, depuis son appel de l'hiver 1954 pour aider les sans-abri, aura marqué à jamais la lutte contre l'exclusion en France. Longtemps personnalité préférée des Français, l'abbé Pierre laisse en effet un héritage incontournable dans le monde associatif, notamment par sa pratique de la provocation médiatique et son grand respect des personnes en qui il est venu en aide.
Né Henri Grouès le 5 août 1912 à Lyon, cinquième d'une famille bourgeoise de huit enfants, il entre chez les Capucins à 19 ans après avoir distribué ce qu'il possède à des oeuvres de charité. Ordonné prêtre en août 1938, il quitte le clergé régulier pour le clergé séculier et devient vicaire à Grenoble l'année suivante. Mobilisé comme sous-officier dans les Alpes et en Alsace, il est atteint de pleurésie. Au moment de la défaite contre les Nazis en mai 1940, il est à l'hôpital. De retour dans l'Isère, il rejoint la Résistance au cours de l'été 1942, crée des maquis qui deviendront une partie de "l'armée du Vercors" et fait passer des évadés et des juifs en Suisse. C'est là qu'il prend son nom de guerre, abbé Pierre. Il diffuse aussi des journaux de la presse clandestine. Arrêté en mai 1944 par l'armée allemande, il s'évade, passe en Espagne et rallie Alger en juin, où il rencontrera le général de Gaulle.
Il se lance par la suite dans la politique sous les couleurs du MRP (Mouvement républicain populaire, démocrate-chrétien), qu'il quittera ultérieurement. Il est député de Meurthe-et-Moselle de 1945 à 1951.
En 1949, il accueille dans la maison délabrée qu'il restaure à Neuilly-Plaisance, dans la banlieue est de Paris, un homme désespéré, Georges. Le lieu devient une auberge de jeunesse internationale baptisée "Emmaüs". Commence le combat contre l'exclusion. Les premières communautés de Chiffonniers Bâtisseurs d'Emmaüs naissent sur le principe "donne-moi ton aide, pour aider les autres". Elles regroupent des déshérités qui se mettent, par leur travail de récupération, au service de plus déshérités. "Emmaüs est devenu une récupération d'hommes à l'occasion de récupération de choses", définit l'abbé Pierre. Les communautés essaiment rapidement. On en compte aujourd'hui 161 en France, 421 groupes répartis dans 41 pays sur quatre continents (Europe, Amérique, Afrique, Asie).
Hiver 1954. Une fillette meurt de froid dans un bidonville de Neuilly-Plaisance. L'abbé Pierre invite aux obsèques le ministre du Logement de l'époque, qui s'y rend. Aux premières heures du 1er février, une sexagénaire expulsée de son appartement décède d'hypothermie sur le trottoir du boulevard Sébastopol à Paris. Très vite, le religieux lance son célèbre appel. "Mes amis, au secours", supplie-t-il sur Radio Luxembourg, déclenchant une vague de solidarité extraordinaire. Des gens de toutes les conditions sociales donnent argent, couvertures et nourriture pour permettre à l'abbé Pierre et à ses compagnons d'Emmaüs de mettre en place des hébergements d'urgence. Dans la foulée, le Parlement adopte à l'unanimité dix milliards de francs de crédits pour réaliser immédiatement 12.000 logements d'urgence à travers toute la France pour les plus défavorisés. Des épisodes narrés dans le film "Hiver 54", sorti en France en 1989.
Malgré une santé fragile, l'abbé Pierre multiplie les voyages -il échappe à un naufrage en 1963 dans le Rio de La Plata en Uruguay- et se fait partout la "voix des sans-voix". Pour les "nouveaux pauvres" du début des années 80, Emmaüs organise des distributions de soupes de nuit et met sur pied en 1984, avec le Secours catholique et l'Armée du Salut, la Banque alimentaire. En cette période de chômage croissant, l'action en faveur des sans-logis de renforce. La Fondation Abbé Pierre est créée en 1988 pour le logement des défavorisés.
En 1989, année du bicentenaire de la Révolution française, l'abbé Pierre propose de changer les paroles de La Marseillaise, afin que l'on "n'évoque la guerre que contre les cinq misères des sans-pain, sans-toit, sans-travail, sans-école et sans-soins". Dans les années 1990, il milite pour les droits des immigrés -régularisation des sans-papiers et logement. Lors de la Pentecôte de 1991, il jeûne aux côtés des "déboutés du droit d'asile" à l'église Saint-Joseph à Paris. L'été suivant, toujours dans la capitale, il soutient des familles de squatters du quai de la Gare. Au printemps 1996, l'abbé Pierre fait scandale en apportant son appui à son ami Roger Garaudy qui publie un ouvrage négationniste, "Les mythes fondateurs de la politique israélienne".
Mais les Français retiennent surtout les engagements généreux du prêtre catholique. A 17 reprises, de 1988 à 2003, il figure en tête du palmarès Ifop-"Journal du dimanche" des 50 "Français préférés des Français". Si bien qu'il a demandé à ce que son nom ne soit plus proposé aux personnes interrogées pour "laisser la place aux jeunes". Le 1er février 2004, il participe sur l'esplanade du Trocadéro à Paris, aux 50 ans de l'appel de l'hiver 1954. Le même jour, en marge de cette cérémonie officielle, il n'hésite pas à se rendre auprès de familles emmenées par l'association Droit au logement et qui ont planté des tentes à quelques centaines de mètres du ministère du Logement, sur l'Esplanade des Invalides.
En octobre 2005, l'abbé Pierre publie un livre-confessions ("Mon Dieu... pourquoi?", Plon) dans lequel il se livre sans tabou et reconnaît notamment avoir "cédé" à la force du désir "de manière passagère" et avoir "connu l'expérience du désir sexuel et de sa très rare satisfaction". Il prend également des positions peu orthodoxes sur le célibat des prêtres, l'ordination des femmes et les couples homosexuels.
A la fin de l'été 2006, l'abbé Pierre avait écrit au président de la République Jacques Chirac pour réclamer des solutions pour les expulsés de Cachan (Val-de-Marne) installés dans un gymnase. Mais, depuis plusieurs mois, il n'acceptait plus de "sollicitations publiques", en raison de sa fatigue, selon son entourage. Ainsi, il n'a pas fait entendre sa voix durant le mouvement des Enfants de Don Quichotte "mais s'en inquiétait, et a voulu être tenu au courant de l'évolution de la situation", avait confié le directeur général de la Fondation abbé Pierre Patrick Doutreligne.
L'abbé Pierre avait été fait officier de la Légion d'honneur en 1981, au titre des droits de l'Homme, puis commandeur en 1987 pour son action dans le domaine du logement. En 2001, il s'est vu remettre les insignes de grand officier de la Légion d'honneur. Lors d'un récent repos en Suisse, il confiait souhaiter que sur sa tombe soit gravée l'inscription: "Il a essayé d'aimer".